Lac-Saguay
La gigue simple
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C’était par un « frette » de décembre à couper un chien en deux. Jos Labranche s’en revenait du bois, sur sa charge de billots de douze pieds. La noirceur, déjà, tombait.
La gigue simple
Cette histoire est arrivée il y a des lunes. En tout cas, bien avant que des fils électriques ne viennent fendre le ciel du lac Saguay. C’était par un « frette » de décembre à couper un chien en deux. Jos Labranche s’en revenait du bois, sur sa charge de billots de douze pieds. La noirceur, déjà, tombait. Encore une heure de route et Jos serait assis devant une bonne soupe aux pois fumante. Et pas plus tard que demain soir, pour les fiançailles d’Ange-Aimé, sa fille adorée, il danserait d’abord la gigue double puis, pour amuser la galerie, la gigue simple, mais sur un seul pied ! Un exploit qui lui avait valu dans les cantons du nord le surnom glorieux de « Prince des gigueux ». Le cheval, les naseaux fumants sous le froid, avançait à petits pas. Soudain, dressant une oreille, il s’était arrêté. La chaîne, qui retenait la charge de billots, avait pété au frette ! L’instant d’après, Jos s’était retrouvé, étendu sur la croûte glacée, le pied droit coincé entre deux troncs énormes.
Il vit sa jambe qui s’allongeait en tirant dessus. À preuve que l’os était bel et bien cassé juste au dessus de sa botte. La douleur, atroce au début, disparut en peu de temps. À cause du gel, évidemment. Bientôt, Jos le savait, c’est tout son corps qui s’engourdirait. Il sentit sa dernière heure arrivée. Alors une idée lui vint. Il enleva une mitaine et glissa sa main nue dans la poche de son parka pour en sortir un outil que la lune fit briller un instant. Mais comme frileuse ou apeurée, elle s’enveloppa aussitôt d’un nuage de laine sombre. Invisibles dans la noirceur, les larmes et les gouttes de sang coulaient. Elles ne s’étaient pas encore changées en glaçons que Jos, sa job accomplie, avait déjà refermé son canif, remis sa mitaine et regagné en rampant son traîneau.
Une heure plus tard, un motton de glace rouge comme un boulet à la place du pied droit, il rampait jusqu’à sa porte. Peine perdue. Il ne passa pas la nuit. À l’aube, Ti-Paul, à la demande de l’adorable Ange- Aimé, alla quérir le pied coupé. Mais il eut beau chercher, il ne le trouva pas. Les gens d’expérience en conclurent qu’un renard ou un raton laveur avait dû chiper le morceau en se faufilant entre les billots. Or, un an plus tard, un événement sema le doute dans les esprits. La chose se produisit pendant la nuit de noce d’Ange-Aimé et de Ti-Paul. Un invité un peu gris, retournant chez lui par la forêt, avait cru d’abord entendre un pic-bois. Mais il avait degrisé, je vous le garantis, quand la lune se dégageant d’un nuage noir, comme d’un suaire, avait mis soudainement en lumière —devinez quoi—la botte à Jos… giguant sur un billot !
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